Entrevue avec Tania Kontoyanni : quel avenir pour les artistes à l’ère de l’IA?

Depuis son avènement, l’intelligence artificielle (IA) générative bouleverse le paysage créatif et intellectuel. Face à cette mutation, le monde des industries culturelles s’est rassemblé lors du grand rendez-vous Entertain-AI (E-AI) 2025, un événement dédié à la fois aux défis soulevés par sa démocratisation et aux nouvelles perspectives qu’elle ouvre en matière de création. Artistes et experts technologiques s’y sont côtoyés, avides d’actualiser leurs connaissances, de participer à une réflexion commune et de partager leur expérience face à cette révolution. Pour faire le point sur ce qu’implique cette redéfinition de la création, la rédactrice en chef de LES CONNECTEURS et de CScience, Chloé-Anne Touma, s’entretient avec Tania Kontoyanni, présidente de l’Union des artistes (UDA) et comédienne.
Pour Mme Kontoyanni, pas question de passer à côté de cette opportunité de s’informer, mais aussi et surtout de prendre la parole lors de cette rencontre inédite avec les divers écosystèmes, ne serait-ce que pour démystifier la notion de création originale, et la valorisation du travail d’artiste. À travers conférences et tables rondes, auxquelles elle prenait part lorsqu’elle n’y assistait pas avec attention, la présidente de l’UDA a su défendre les intérêts des créateurs et interprètes francophones, tout en abordant les changements à entrevoir pour ses membres avec beaucoup de lucidité.
Chloé-Anne Touma (CAT) : Nous venons d’entendre deux avocats spécialisés en propriété intellectuelle nous parler du droit d’auteur à l’ère de l’intelligence artificielle. On en ressort en constatant à quel point les frontières entre l’œuvre humaine et le produit de l’IA générative semblent floues. Dans quelle mesure devons-nous nous en inquiéter?
Tania Kontoyanni (TK) : Ce que j’en retiens, c’est que le droit d’auteur a été instauré pour que les artistes puissent vivre de leur métier, parce qu’ils contribuent énormément aux sociétés, et ce, depuis la Nuit des temps, depuis l’avènement de l’art, depuis la première histoire racontée dans une tribu. C’est une grande contribution, mais on se rend compte du fait que ces efforts de reconnaissance ont toujours été un peu timides, sauf peut-être dans certains pays, où le soutien aux artistes a été témoigné de façon plus marquée, comme en France. Le témoignage d’un soutien qui s’affaiblit, comme une ferveur tiède.
CAT : Les contenus obtenus grâce à l’IA générative devraient-ils être protégés par des droits d’auteur?
TK : Eh bien, si la création instantanée issue du recours à l’IA est reconnue comme une « œuvre », alors, oui, elle devrait porter des droits. Ce ne sont pas seulement les réglementations et balises qui font défaut, mais aussi et surtout les définitions… Comment définir l’œuvre? De quoi parle-t-on exactement? Va-t-il falloir en déterminer le statut en fonction du pourcentage de création attribuable à l’IA, ou du temps qu’il a fallu pour générer le produit? Quels seront les paramètres pris en compte? C’est là toute la réflexion.
CAT : Pour mener ce genre de réflexion, ça prend de l’échange entre industries culturelles, ou encore entre sociétés de gestion de droits, comme l’UDA et la SOCAN. E-AI est l’une des rares occasions de rencontre qui mobilisent les acteurs de différentes disciplines, ceux des arts et de la tech. Est-ce que les gens du milieu culturel devraient « se parler » plus souvent?
TK : Nous sommes dans une période particulièrement mouvementée, où il faudrait qu’il y ait davantage de concertation, notamment entre des chercheurs, des artistes, créateurs ou interprètes, des politiciens, et le simple citoyen. On a un important choix de société à faire, et ça passe notamment par le dialogue. Mais on mise surtout sur la recherche, l’évolution et l’innovation, tout en négligeant ce dialogue, et la réflexion sur les droits des travailleurs à protéger.
« Est-ce que des emplois vont se perdre? Oui, c’est sûr. Mais est-ce que des nouveaux seront créés? Certainement! »
– Tania Kontoyanni
Est-ce que des emplois vont se perdre? Oui, c’est sûr. Mais est-ce que des nouveaux seront créés? Certainement! Mais cette lucidité ne veut pas dire qu’on se désintéresse des plus vulnérables, qui pourraient être les victimes oubliées de la fracture numérique qu’amène la révolution de l’IA générative, et disparaître dans ce tourbillon. Il ne faudrait pas que les disparités de notre société augmentent de plus en plus, et que l’on se retrouve d’un côté avec ceux qui vont profiter des nouvelles technologies, et de l’autre, avec tous ceux qui vont en souffrir.
CAT : On parle souvent des artistes, de la culture, comme d’une masse homogène, qu’on doit certes protéger, mais dans la culture, rien qu’en consultant le bottin de l’UDA, on se rend compte très vite du fait que ce n’est pas tout le monde du milieu culturel qui arrive à travailler et vivre de son art, ni même d’accéder aux auditions. Lorsque je parle à des artistes émergents, ils rapportent avoir eu plus de possibilités en utilisant les tribunes du numérique étrangères ou américaines pour faire découvrir leurs créations, qu’en essayant de percer à travers la radio commerciale locale, ou les médias nationaux, où l’on voit souvent les mêmes visages, et où certains producteurs sont parfois aussi ceux qui ont le monopole de la diffusion et de la distribution. N’y a-t-il pas un problème de centralisation?
TK : Clairement, il y a un problème. Nos biais ne sont pas arrivés avec l’intelligence artificielle, ils existaient déjà avant. Il y a effectivement tout ce bouleversement technologique qui est arrivé il y a un peu plus de 20 ans avec les plateformes de diffusion. Les gens de la musique ont été les premiers affectés. Ils se sont retrouvés, en même temps que la démocratisation de la production musicale, dans un endroit où ils ne recevaient plus de redevances pour ce qu’ils produisaient. Puis, tranquillement, cette révolution a eu un impact sur les diffuseurs également, parce que pendant que les plateformes internationales s’ouvrent au marché québécois et que l’on y consomme du contenu étranger à profusion, ces compagnies ne sont pas tenues de respecter les mêmes règles que nos diffuseurs locaux, qui trouvent injuste que l’on soit plus exigeants envers eux qu’avec leurs concurrents du marché international qui, en plus, repartent avec toute la publicité. En sachant que l’on subventionne les entreprises qui font de la publicité sur les grosses plateformes étrangères, c’est un non-sens!
Alors, en réponse à cette réalité, les diffuseurs locaux centralisent davantage leur pouvoir et en donnent moins aux créateurs, prennent moins de risque, et homogénéisent la portion pour laquelle ils prenaient des risques, par exemple, en choisissant dorénavant la plus grosse vedette comme tête d’affiche dans le premier rôle. De cette façon, il est plus facile de rassurer les commanditaires. Et, pourtant, ce n’est pas la condition sine qua non du succès, quand on sait que certaines productions gagneraient à prendre plus de risque pour retrouver leur saveur.
CAT : Certaines idées ont été émises dans les dernières semaines, comme celle d’une sorte de coalition entre les plateformes numériques francophones, un peu à l’image de TV5Unis, mais avec une réelle masse critique de contenus, qui s’étenderait au-delà de Tou.TV, jusqu’à des RTBF Auvio en Belgique ou des France.TV, pour avoir une offre plus intéressante à proposer, et que les consommateurs de ces contenus culturels aient envie de s’y abonner au lieu d’aller voir ailleurs et de se contenter de Netflix. Est-ce que vous avez ces discussions dans le milieu?
« Il faut qu’on réussisse à s’allier avec toute la francophonie (…) Il y a une mentalité très humaniste qui est véhiculée à travers la francophonie (…) et qui mérite qu’on lui accorde le même intérêt que celui que l’on accorde à la monoculture américaine. »
TK : C’est sûr que c’est quelque chose qui émane du milieu créatif depuis très longtemps. Grâce à l’Afrique francophone, le français est la langue qui est le plus en expansion. Il faut qu’on réussisse à s’allier avec toute la francophonie. Il y a une culture rattachée à la francophonie qui est singulière, qui n’est pas celle du monde anglo-saxon, et il faut contribuer à découvrir les œuvres des uns et des autres, parce qu’on est une communauté pensante. Les francophones, nous voyons le monde un peu différemment, de par le vécu d’expériences, pour nous qui sommes à l’extérieur de la France, ayant pour la plupart été colonisés, par exemple. Il y a une mentalité très humaniste qui est véhiculée à travers la francophonie, qui a toujours été très diplomatique, et qui mérite qu’on lui accorde le même intérêt que celui que l’on accorde à la monoculture américaine.
CAT : On sait que le milieu culturel est mis à mal et n’a pas assez de financement. Mais on voit aussi ce qui se passe avec nos voisins américains, et qui semble engendrer un regain d’intérêt, de protectionnisme et de fierté nationale pour la culture. Est-ce que vous la sentez, cette anxiété généralisée quant à la menace de notre culture? Est-ce qu’on peut être optimises quant à l’évolution des choses, malgré cette réalité, et l’IA qui vient un peu noircir le tableau?
TK : On peut être optimistes. L’expérience humaine ne va pas s’arrêter là tout de suite. Certes, il y a une anxiété qui se crée, mais c’est aussi dans ces temps de crise que la culture devient un refuge. Cela fait un an et demi que nous, les artistes, tirons la sonnette d’alarme quant au fait que notre culture est menacée par l’IA, les géants du Web et le sous-financement. Et là, il est fascinant de constater, depuis les élections américaines, à quel point le citoyen, tout d’un coup, commence à prêcher qu’il faut être fiers de notre culture, qu’il faut que nos artistes survivent. Alors je me dis que c’est un refuge précieux, la culture, et que la culture québécoise, plus spécifiquement, est encore très vivante. J’émets toutefois quelques réserves quant à l’affirmation qu’il en irait de même pour la souveraineté culturelle du Canada anglais, parce que la confusion est immense entre le produit américain et celui canadien. Par contre, au Québec, nous pourrons toujours nous distinguer par notre langue, tant qu’elle existera. C’est pour cela qu’il est intéressant de voir le discours postnational (qui privilégie habituellement les identités des États-nations par rapport à l’entité supranationale) changer en un discours qui se recentre sur des valeurs de cohésion canadienne, et l’identité d’une nation. Car s’il y a des valeurs canadiennes, il y en a aussi des québécoises, francophones et anglophones.
CAT : Un message à adresser à notre communauté de lecteurs, qui s’intéressent surtout à la tech, mais aussi à la culture?
TK : Je dirais à tout le monde, et particulièrement aux gens de la tech qui ont envie de développer, comprendre et être ingénieux en se projetant dans l’avenir, tous les geeks de ce monde, les scientifiques et les connaisseurs doivent prendre sur eux la responsabilité de démystifier et vulgariser ce qu’est l’intelligence artificielle générative, et toute autre révolution technologique, parce que les citoyens ont besoin de comprendre. C’est quelque chose qui est très loin de la majorité d’entre nous, et je pense qu’il vaut mieux pour la société qu’elle sache où est-ce qu’elle se dirige, qu’elle reste informée à travers les blogs, entrevues et articles qui sont justement très précieux en ce moment.
CAT : Merci, ça fait du bien de l’entendre! Surtout en pleine crise des médias. Et c’est d’autant plus difficile pour les médias numériques, qui sont privés d’une part des revenus qu’ils percevaient sur les plateformes dont ils sont aujourd’hui exclus (depuis la Loi C-18). Je pense que les journalistes sont en effet importants pour jouer ce rôle et assurer cette transmission.
TK : D’ailleurs, j’en parlais ce matin (en conférence à E-AI), mais beaucoup d’artistes interprètes ont des plans B dans la vie, et évoluent vers le métier tantôt de journaliste, tantôt de chroniqueur, tantôt de recherchiste. Comme quoi, les artistes sont sur tous les fronts!
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