IA et industries culturelles : « le moment de se réapproprier le narratif et les outils de création »

Montage sur Adobe Express sous licence

Par Chloé-Anne Touma, rédactrice en chef, LES CONNECTEURS | Publié le 17 février 2025

Le monde des industries créatives est en pleine mutation. Face à des défis sans précédent, mais aussi aux opportunités stimulantes qu’engendre le déploiement de l’intelligence artificielle (IA), il incombe aux créateurs de tous horizons et disciplines d’échanger sur la manière de se réapproprier la création et tirer le meilleur des outils novateurs qui la redéfinissent. C’est dans ce contexte que se tiendra la conférence d’Entertain-AI (E-AI) les 26 et 27 février prochains au Palais des congrès de Montréal. Notre rédaction s’entretient avec Alexandre Teodoresco, co-président du regroupement E-AI, et vice-président – Développement stratégique et innovation chez Les 7 Doigts, pour vous donner l’heure juste quant aux attentes de ce grand rendez-vous à la croisée de l’IA et du divertissement.

Entertain-AI 2025

Cet événement unique en son genre, organisé par une communauté regroupant des joueurs clés des écosystèmes du divertissement et de l’IA, repose sur un riche programme de conférences, panels et ateliers, pour catalyser les réflexions propres à ce secteur en pleine transformation. Avec un nouveau conseil d’administration, et de nouvelles réalités et priorités, cette édition de la grande conférence du regroupement d’E-AI promet de s’attarder aux enjeux et bouleversements de l’heure.

« On a tendance à ne voir que sa verticale, son petit lopin terre. Les gens dans le milieu des industries créatives sont tellement en urgence, en situation de crise, qu’ils n’ont pas le temps de lever la tête. »

– Alexandre Teodoresco

Alexandre Teodoresco. (Crédit photo : courtoisie)

« C’est la deuxième édition de la grande conférence. La première a eu lieu avant l’avènement de ChatGPT. On a rentré un nouveau conseil d’administration pour vraiment se professionnaliser, et ça nous a donné 18 mois pour préparer une très grosse édition et repartir sur des bases encore plus solides », indique Alexandre Teodoresco, co-président du regroupement, en entrevue avec LES CONNECTEURS.

« Ça prend un contact plus fréquent avec la communauté, parce que tout va tellement vite à ce sujet que si l’on attend un an pour avoir ces échanges, on sera dépassés! On a donc organisé une série de micro-événements entre les grandes éditions, parfois en présence d’une centaine de personnes du milieu, parfois en se déplaçant dans différents endroits selon la thématique abordée, que l’on parle d’art immersif, d’effets visuels (VFX), ou de formation dans les grosses compagnies tech, etc. »

Une rencontre inédite entre industries créatives

Si d’autres initiatives sont parfois mises de l’avant pour réunir les milieux créatifs et faire valoir l’apport des technologies dans le secteur artistique – pensons aux Vitrines d’HUB Montréal, qui figure au tableau des participants de la grande conférence d’E-AI 2025 -, pour Alexandre Teodoresco, E-AI est une rare occasion de rencontre et d’échange entre industries créatives et culturelles, qui n’interagissent pas assez à son goût. 

« On a tendance à ne voir que sa verticale, son petit lopin terre. Les gens dans le milieu des industries créatives sont tellement en urgence, en situation de crise, qu’ils n’ont pas le temps de lever la tête », suggère le vice-président – Développement stratégique et innovation chez Les 7 Doigts, fleuron du cirque québécois qui se démarque pourtant par son innovation interdisciplinaire.

Un événement pour « apporter de la perspective »

Première édition de la grande conférence E-AI, 2022. (Crédit photo : Chloé-Anne Touma)

« Chez les 7 doigts, œuvrant dans l’art du cirque, on va rarement s’asseoir avec l’industrie des jeux vidéo par exemple, tout comme le secteur du cinéma va rarement se concerter avec celui de la musique, et c’est dommage car c’est là que l’on gagne de la perspective. Dans une période où tout va tellement vite, on a vraiment besoin d’une perspective historique, d’industries, d’outils de géographie pour voir comment d’autres leaders font face à ces défis ailleurs dans le monde. J’aimerais que notre événement apporte cette perspective, et ça commence par un mélange des genres, industries et verticaux », amène Alexandre Teodoresco, qui déplore aussi que les espaces dédiés aux discussions entourant l’intelligence artificielle se concentrent surtout dans les écosystèmes formés de grandes entreprises technologiques, et très peu dans le milieu de la culture mise à mal.

« En tant que créateurs, surtout dans le milieu culturel, on a souvent été perçus comme des victimes de la technologie. »

– Alexandre Teodoresco

« Quand on voit des grands rassemblements comme celui du Sommet sur l’IA à Paris, très loin des considérations des créatifs et créateurs du Québec, on se dit qu’il est temps de reprendre un peu notre place dans la conversation autour de la table, et d’adopter une posture favorable à l’exploration des opportunités. En tant que créateurs, surtout dans le milieu culturel, on a souvent été perçus comme des victimes de la technologie. C’est le moment de se réapproprier le narratif et les outils de création, et d’intégrer nos propres codes à la conversation. »

Une vue moins nombriliste, plus globale sur les enjeux culturels, et plus optimiste

« On n’a pas le temps de reprendre notre souffle et prendre un grand pas de recul pour anticiper ce qui s’en vient pour nous, mais aussi pour des collègues au sein d’autres industries créatives que la nôtre, confrontés à d’autres réalités », illustre Alexandre Teodoresco pour rappeler la crise à laquelle le milieu fait face.

Rappelons que plusieurs groupes et institutions du milieu culturel militent justement pour une sensibilisation aux retombées de la période de précarité qu’ils connaissent, en raison de ce qu’ils pointent comme étant un manque de financement chronique, lorsqu’ils ne blâment pas la monoculture américaine, l’IA et les GAFAM. À travers les diverses sorties médiatiques des porte-paroles de l’Union des artistes (UDA), du Front commun pour les arts et du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) ces dernières semaines, le milieu lance des appels, tantôt aux gouvernements pour un réinvestissement massif dans la culture, tantôt au boycott auprès des consommateurs de produits culturels et numériques, afin que ces derniers délaissent les services de plateformes américaines comme Netflix. En marge de la menace d’annexion du Canada par Donald Trump, qui n’est pas sans raviver la flamme protectionniste et nationaliste des Canadiens, sinon des Québécois pour leur culture, de nouvelles tensions se créent entre ceux qui préconisent ce boycott, et ceux qui n’entendent pas rejeter les apports d’une mondialisation porteuse de richesses culturelles non négligeables. Pensons notamment aux artistes et mouvements artistiques émergents, qui profitent d’un autre rayonnement lorsqu’ils interagissent avec les outils numériques issus du marché international.

« On a 100 conférenciers qui viennent à l’événement, on compte à peu près 70 blocs de contenus différents. Parmi les panels qui seront consacrés à des questions spécifiques, certains aborderont notamment les tensions qui existent entre artistes bien établis et artistes émergents, parce qu’on constate qu’ils n’ont pas tous la même perspective par rapport aux nouvelles technologies qui intègrent le marché. » Car si, d’un côté, il y a des vétérans qui pensent avoir tout à y perdre, de l’autre, de nouveaux talents, « qui n’étaient pas dans le ‘boys’ club’ des studios d’Hollywood », sont plutôt propulsés par les médias numériques.

Pour Alexandre Teodoresco, prôner une vision « optimiste » et nuancée est donc important pour favoriser « la curiosité et l’ouverture, mais ce n’est pas un pari gagné », concède-t-il. Il parle également d’une « ébullition » pour qualifier les manifestations créatives de ceux qui expérimentent avec les nouveaux outils d’IA générative, par exemple, et qui, bien qu’ils ne se définissent pas publiquement comme des artistes, lui envoient le fruit de leurs expérimentations « en catimini ».

S’il est difficile pour lui de prévoir quand cette période disruptive « se crystallisera », pour le co-président d’E-AI, il ne fait aucun doute que la collectivité a déjà beaucoup gagné à voir l’accès aux nouveaux outils créatifs et de distribution se démocratiser.

Un rendez-vous pour tous les goûts

Première édition de la grande conférence E-AI, 2022. (Crédit photo : courtoisie)

Alexandre Teodoresco convie tous les créateurs au grand rendez-vous des 26 et 27 février, allant des acteurs du monde des lettres comme ceux du jeu vidéo, de la scénarisation et du storytelling, et du théâtre, à tous ceux qui ont pour médium l’image, comme les designers, les créateurs de contenus Web, les gens de la mode, les illustrateurs et bédéistes, ceux qui font de la rotoscopie*, de la capture de mouvement, de l’animation 3D, en passant par les professionnels du monde de la musique et de l’ambiance sonore.

*La rotoscopie est une technique cinématographique qui consiste à tracer, image par image, les contours d’une figure capturée en prise de vues réelle afin de retranscrire ses formes et ses mouvements dans un film d’animation. Ce procédé permet de reproduire avec précision la fluidité et la dynamique des gestes des sujets filmés.

Optimiser la création, mais aussi la gestion

Au-delà des bouleversements de la création, seront aussi abordées les transitions qui se rapportent à l’aspect légal et éthique, comme les questions de réglementation et de droit d’auteur, le journalisme qui démystifie l’IA, et la gestion des entreprises créatives. « Il faut que nos entreprises deviennent plus performantes, et qu’on arrête de perdre des jours à remplir une demande de subvention, qu’on fasse beaucoup plus avec les petits moyens qu’on a. »

« Il faut que nos entreprises deviennent plus performantes, et qu’on arrête de perdre des jours à remplir une demande de subvention, qu’on fasse beaucoup plus avec les petits moyens qu’on a. »

– Alexandre Teodoresco

En musique et droit d’auteur, pensons à la manière dont la manière de percevoir les redevances pour les artistes peut bénéficier des automatisations et détections de l’IA, par exemple, pour repérer plus rapidement et efficacement les morceaux qui jouent dans des productions audiovisuelles. Des plateformes comme Tunesat permettent notamment de retracer les musiques utilisées comme trames sonores, parfois plus rapidement que les sociétés de gestion collective des droits comme la SOCAN ou la SACEM.

« Les gens en tech devraient voir ceux des industries créatives comme le canari dans la mine de charbon. Je pense que nous serons les premiers à voir des opportunités qui sont vraiment inspirantes. Souvent, les artistes incarnent les orienteurs qui nous donnent la bonne direction à prendre en tant que société, quand il y a des moments de grands changements techno-culturels, et c’est l’occasion de venir voir des cas d’usage concrets et inspirants, qui vont au-delà du simple fait de résumer des réunions ou d’automatiser des tâches avec un outil d’IA. »

Pour vous procurer des billets, c’est ici : https://entertain-ai.com/billets-2025/