Applis de rencontre : aussi addictives que les jeux vidéo ?
La ludification des applications et sites de rencontre en rend-elle l’expérience aussi addictive que les jeux vidéo? C’est ce que pensent certains experts.
« L’amour est accessible au bout de vos doigts! », promettent les applications de rencontre. Alors que celles-ci continuent à gagner en popularité, de plus en plus de chercheurs établissent des parallèles entre ces plateformes et des mécanismes de jeux vidéo. Si trouver l’amour semble être un jeu d’enfant sur ces applications, il importe néanmoins d’observer les processus ludiques qui rendent ces sites si addictifs pour les utilisateurs.
On a une approche immersive de la quête de l’amour qui devient gamifiée. » – Marlène Dulaurans
La ludification des sites de rencontre « rend l’environnement de rencontre plus stimulant, ce qui fait en sorte que le site de rencontre devienne ludique, alors qu’on ne s’y attend absolument pas. On a une approche immersive de la quête de l’amour qui devient gamifiée », résume Marlène Dulaurans, directrice des études du Département des Métiers du Multimédia et de l’Internet de l’IUT Bordeaux Montaigne, en France.
Sur ces sites, Mme Dulaurans a observé trois principaux aspects qui sont exploités de la même manière que dans les jeux vidéo : la mise en place de mécanismes de jeu pour accompagner l’utilisateur, la proposition d’une dimension de storytelling (trame narrative), et l’inclusion d’une dimension réputationnelle qui s’apparente à de la méritocratie.
Les sites de rencontres : un vrai jeu d’enfant
« La démarche de rencontrer quelqu’un en ligne est très complexe et anxiogène (…) et ça, les sites de rencontre l’ont bien compris », lance Marlène Dulaurans. En effet, devoir entrer en contact avec l’autre, ou ressentir le besoin de créer un profil parfait est source d’anxiété pour de nombreux utilisateurs, et ce, même si l’idée de trouver l’amour en ligne est de moins en moins taboue.
En guise de solution, les sites de rencontre vont accompagner les utilisateurs et simplifier le processus d’inscription autant que possible afin d’éviter de les décourager. Ainsi, en séparant les activités, comme l’ajout de photos et d’une biographie en sous-tâches, l’inscription sur le site devient ludique et, surtout, facile.
Certaines applications de rencontres utilisent même des mécaniques de dark design afin d’encourager l’utilisateur à poser des actions, en amenant chez lui une motivation intrinsèque. Des messages diront par exemple que « cette personne n’accepte que les contacts des profils ayant plus de cinq photos : ajoutez-en », ou encore que « vous aurez 70 % plus de chance de voir des profils susceptibles de vous plaire si vous ajoutez une description de vous ». Des mesures incitatives, mises sous forme d’objectifs, invitant l’utilisateur à passer plus de temps sur l’application.
De nouvelles narratives
Par la mise en place d’un certain storytelling, l’expérience parvient à capter et à retenir l’utilisateur. Marlène Dulaurans note les six principaux processus de ludification contribuant à enrichir la dimension expérientielle selon Gordon Calleja, professeur en philosophie du jeu à l’Université de Copenhague, au Danemark : la narration, l’émotion, le social, l’espace, le geste et le ludisme.
La narration fait de l’amour une quête, un but à atteindre, dans une expérience qui apparaît personnalisée pour le célibataire, selon des caractéristiques propres à son univers et ses intérêts personnels. Avec la pléthore de sites existants, tout est possible : l’existence de plateformes rassemblant des personnes ayant les mêmes croyances, métiers, intérêts, religions, etc. « On joue sur une approche qui vous raconte une histoire complètement immersive, comme dans un jeu vidéo », souligne Mme Dulaurans.
« On joue sur une approche qui vous raconte une histoire complètement immersive, comme dans un jeu vidéo. » – Marlène Dulaurans
En misant sur la recherche d’émotions, les sites et applications de « dating » occasionnent tellement de rencontres qu’il devient possible de « consommer » ces rencontres de manière compulsive, voire addictive. Sans surprise, près de 30 % des utilisateurs de ces outils y sont ou ont été accros, selon un sondage mené en France. D’autres chiffres révèlent qu’un utilisateur moyen passe près de 10 heures par semaine sur des applications de rencontre.
Afin d’entrevoir différemment la conception de l’amour, l’aspect social de certains de ces sites ou applications met de l’avant des avatars, des pseudonymes, qui sont très liés aux jeux vidéo. L’espace de rencontre est complètement dématérialisé et revoit les codes sociaux et normatifs habituels, pour le meilleur et pour le pire. Le geste, dont l’idée de « swipe », crée des usages particuliers, rappelant les jeux vidéo.
Ludification, compétition et réputation
Enfin, « le ludisme est la dimension la plus riche que les sites de rencontre ont exploitée, et celle qui fait réaliser que la quête de la rencontre amoureuse est super gamifiée », selon Marlène Dulaurans. Des mécanismes de compétition sont inclus, misant sur l’idée d’exclusivité (par des privilèges obtenus par des abonnements, par exemple) ou de classement réputationnel.
Ces applications incluent aussi ce que Mme Dulaurans nomme des « mécaniques de déclencheurs », qui ont pour but « d’encourager les utilisateurs à revenir encore et encore » : la sérendipité, misant sur l’effet de surprise, le système de récompense et le « metagaming », en sont des exemples. « Cette gamification permet de conserver les clients sur le site Internet. Il y a vraiment une démarche très mercatique », observe la directrice.
Et cette démarche semble particulièrement bien fonctionner pour les sites de rencontre. En 2022, le marché mondial des applications de rencontre en ligne était estimé à plus de 7 milliards de dollars américains. Un immense marché pour des géants qui en saisissent bien l’ampleur : « La déception sentimentale et la recherche de l’autre sont au cœur de nos préoccupations quotidiennes. Les sites de rencontre proposent une niche parce que cela génère énormément d’argent », avance Mme Dulaurans.
Elle rappelle aussi que « c’est l’argent qui fait que les sites de rencontre vont essayer de reproduire l’expérience immersive pour vous. Ils ont un intérêt à ce que ça ne fonctionne pas, parce que c’est ce qui fait que vous revenez! »
Par Roxanne Lachapelle, journaliste pour LES CONNECTEURS | Publié le 25 janvier 2025