Grande entrevue | L’innovation selon Anne Nguyen : vulgariser, fédérer, transformer
Par Chloé-Anne Touma, rédactrice en chef de LES CONNECTEURS | Publié le 12 avril 2025
Qu’il s’agisse de promouvoir une adoption responsable de l’intelligence artificielle, de rendre concrètes des stratégies d’innovation ambitieuses, ou encore de vulgariser les enjeux complexes auprès du grand public, Anne Nguyen agit toujours avec une volonté claire : rapprocher l’innovation des gens. Soutenir les médias en crise et la lutte contre la désinformation, tout en renforçant les institutions démocratiques fait partie des missions qu’elle intègre à son champ d’action. Il n’y a qu’à la voir coanimer le nouveau balado « Les Rendez-Vous IA Québec » pour le constater! Proche des communautés, à l’écoute de tous les milieux, elle ne laisse personne de côté. Elle s’intéresse autant au sort des entreprises issues de l’innovation, qu’à celui des travailleurs d’autres secteurs, des petites gens ou encore des associations religieuses. Chez elle, l’inclusion n’est pas un mot-clé, c’est une posture, une ligne directrice. Rencontre avec une voix qui bouscule les idées reçues, et qui façonne l’innovation à hauteur humaine.
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Portrait d’une actrice de changement
Dans l’écosystème québécois de l’innovation, le duo formé par Anne Nguyen et Luc Sirois fait des étincelles. Tandem complémentaire au sein du Conseil de l’innovation du Québec, ils insufflent ensemble une énergie nouvelle au secteur de la tech. Si Luc Sirois était déjà reconnu pour sa vision rassembleuse et sa capacité à mobiliser les acteurs autour d’une ambition collective, Anne Nguyen, elle, incarne une génération de leaders audacieux, en mettant à profit son expertise en IA et son approche humaine tout autant fédératrice.
Depuis son arrivée au Conseil de l’innovation du Québec en tant que directrice de l’IA, Anne se distingue par son engagement tous azimuts et son rythme soutenu. Multipliant les initiatives et les prises de parole, elle occupe le terrain — des grandes conférences aux événements de proximité — pour faire avancer les causes qui lui tiennent à cœur. « En un mois, j’ai fait et donné 173 représentations et conférences, longues formations, tous publics confondus. Des municipalités me demandent de venir faire de la démystification auprès de leurs citoyens, dans un langage accessible. Les trois rôles qui m’animent lorsque je me lève le matin, ce sont 1) mon rôle de fédératrice, qui consiste à réunir l’ensemble des acteurs de la communauté experte afin de garantir que leurs avancées respectives se fassent dans une direction commune et convergent vers l’IA responsable ; 2) mon rôle agnostique, qui veut que j’agisse comme un pont neutre dans toute la chaîne de valeur, allant de la recherche fondamentale, à la commercialisation, en passant par l’adoption ; 3) un rôle qui consiste à œuvrer pour l’inclusivité. »
« En un mois, j’ai fait et donné 173 représentations et conférences, longues formations, tous publics confondus. »
Pour Anne, il ne s’agit pas seulement de réunir toutes les parties prenantes autour d’une table, mais bien de les observer pour en « capter les signaux forts et faibles qui trahissent certaines inquiétudes. En ce moment, ce qui inquiète, ce sont la désinformation et l’impact environnemental, et c’est important pour moi de l’entendre, ne serait-ce que pour rassurer quant à l’existence de moyens de défense et de réponse », illustre-t-elle, rappelant au passage l’importance de faire preuve d’une conscience sociale intégrant les préoccupations en matière d’éthique et d’IA responsable, à tous les paliers de l’innovation, à l’image de ce qu’a souvent prôné sur nos tribunes la directrice générale de Confiance IA, Marie-Pierre Habas-Gerard, dont elle apprécie également l’œuvre.
Informer et sensibiliser
En matière de lutte contre la désinformation, pour Anne, la première étape consiste à sensibiliser la population, déjà, quant à son existence. « Il faut sensibiliser quant au fait qu’aujourd’hui, on est capables de créer des images d’apparence si réaliste que leur artificialité échappera complètement à votre œil. Une autre étape vise à mettre en garde contre la méthode de fraude qui repose sur l’usurpation de la voix de l’un de vos proches », complète la directrice de l’IA. « Il faut en parler, et démocratiser les connaissances quant aux avancées atteintes en IA. Cela constitue un volet essentiel de cette lutte que mène le CIQ, et c’est aussi pour cela que nous consacrons autant d’énergie au déploiement d’activités favorables à la discussion. »
Elle soutient que la vigilance passe par la conscience. « Si la génération de contenus par l’IA devient trop sophistiquée pour être détectable, il faut aussi se donner des trucs pour valider ses sources. » Elle mentionne l’agent conversationnel Perplexity AI, réputé pour identifier clairement les sites auxquels il se réfère en liens cliquables. « Mais, là encore, il faut sensibiliser ses utilisateurs quant à l’importance de cliquer sur ces sources pour valider l’interprétation qu’en aura faite le chatbot », de pointer la directrice de l’IA.
Se réinventer et bénéficier du progrès
L’un des volets de sensibilisation auxquels elle se consacre consiste aussi à dissiper certaines des craintes liées à la perte d’emplois attribuable à l’IA, parce que l’automatisation de certaines tâches doit être perçue, selon elle, comme une façon de miser sur les compétences valorisantes, ou sur celles que l’on souhaiterait vraiment développer et maintenir.
« (…) à l’heure actuelle, les bancs d’université se remplissent, justement parce que les gens veulent se réinventer, demeurer compétents et, surtout, pertinents pour la société. »
C’est d’ailleurs ce qu’ont compris les artistes et créateurs venus témoigner à l’événement Entertain-AI (E-AI) – À échelle humaine, auquel Anne prenait part à titre de conférencière, illustrant tout le potentiel de l’IA en matière d’expression artistique, de création amplifiée et non pas limitée. « Et ce qu’on ne doit pas non plus perdre de vue, c’est qu’à l’heure actuelle, les bancs d’université se remplissent, justement parce que les gens veulent se réinventer, demeurer compétents et, surtout, pertinents pour la société. »
Celle qui s’illustre également par son parcours impressionnant en santé, notamment son expérience en gouvernance des données au CHUM et en transformation numérique à l’Institut de cardiologie de Montréal, rappelle les retombées déjà concrètes de l’innovation et des méthodologies avancées dans le secteur médical, qu’elle applique pour instaurer une culture axée sur les données à l’échelle de la société.
Renforcer l’attractivité et la compétitivité du Québec
Renchérissant sur une récente sortie médiatique de Luc Sirois sur l’exode des cerveaux et l’importance de rapatrier les chercheurs québécois et canadiens, en vue de mieux faire face aux réalités commerciales et menaces étrangères, Anne soutient que « Le fait que nos chercheurs s’en aillent n’est pas forcément une mauvaise chose, mais il faut trouver une voie pour qu’ils reviennent, et renforcer notre attractivité. Lorsqu’on parle d’IA, la science n’est pas aboutie ; le laboratoire vivant est universel et international, et ce qu’on peut découvrir en Afrique, en Australie, en Inde et en Europe nous confère tout un savoir, une intelligence d’ailleurs à absorber et injecter ici dans nos propres façons de faire. Et c’est là qu’on comprend que les valeurs d’IA responsable que l’on adopte sont aussi universelles! », d’observer la directrice de l’IA, insistant sur les bénéfices de mettre en place des programmes universitaires pertinents afin de rester attractif pour les étudiants.
Améliorer l’inclusion et la représentation
Au chapitre de l’inclusion, soit l’un de ses chevaux de bataille, Anne Nguyen ne manque pas de faire rayonner la cause de la représentation des femmes dans l’univers de la technologie, incarnant elle-même un modèle féminin inspirant pour les jeunes filles de la relève en science. C’est à ce juste titre qu’elle fait d’ailleurs partie des neuf « femmes en tech » en vedette du documentaire inédit d’Elsa Tannous, fondatrice de l’organisme DigiWomen, intitulé « Femmes en tech, et alors? », présenté en avant-première le 28 mars dernier.
« Les jeunes filles ont besoin de voir des femmes issues de la diversité rayonner (…) »
« Je suis issue d’une famille d’immigrants, et membre de l’organisme Les Scientifines, qui existe depuis 35 ans, et qui aborde la science comme un booster de confiance et d’épanouissement au bénéfice des jeunes filles, afin qu’elles croient en leurs compétences scientifiques et qu’elles les développent, parce qu’il est vrai que nous ne sommes pas assez nombreuses dans le domaine. »
Aujourd’hui, Anne a heureusement dépassé le syndrome de l’imposteur qui l’habitait, pour prendre aujourd’hui fièrement la place qui lui revient au sein de l’écosystème scientifique, et inspirer d’autres femmes et jeunes filles à y prendre la leur. « Les jeunes filles ont besoin de voir des femmes issues de la diversité rayonner, pour pouvoir s’identifier à elles et se sentir représentées. » Elle conclut sur ce message : « Les femmes n’ont pas que des ‘soft skills’ (compétences douces) ; elles ont aussi des compétences techniques importantes à valoriser. Il faut qu’elles soient impliquées dans les discussions autour de la table, et ce, dès le début du développement technologique. »
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