Entrevue avec Charles Lafortune : quel avenir pour la production télévisuelle à l’ère de l’IA?

Chloé-Anne Touma et Charles Lafortune à E-AI. (Photo : LES CONNECTEURS)

Depuis son avènement, l’intelligence artificielle (IA) générative bouleverse le paysage créatif et intellectuel. Face à cette mutation, le monde des industries culturelles s’est rassemblé lors du grand rendez-vous Entertain-AI (E-AI) 2025, un événement dédié à la fois aux défis soulevés par sa démocratisation et aux nouvelles perspectives qu’elle ouvre en matière de création. Artistes et experts technologiques s’y sont côtoyés, avides d’actualiser leurs connaissances, de participer à une réflexion commune et de partager leur expérience face à cette révolution. Pour faire le point sur ce qu’implique cette redéfinition de la création, la rédactrice en chef de LES CONNECTEURS et de CScience, Chloé-Anne Touma, s’entretient avec Charles Lafortune, producteur, animateur et comédien.

En tant que producteur d’émissions phares telles qu’Alertes et la quotidienne Indéfendable — où l’IA et l’hypertrucage (deepfake) sont abordés avec acuité —, Charles Lafortune ne peut qu’être interpellé par ce raz-de-marée technologique qui redéfinit les métiers de la création.

Chloé-Anne Touma (CAT) : Charles, nous venons d’assister à des conférences sur la propriété intellectuelle. On mesure à quel point les frontières entre l’œuvre humaine et la production de l’IA s’estompent. Jusqu’à quel point faut-il s’en inquiéter?

Charles Lafortune (CL) : Je pense qu’avec l’IA, comme pour toute transformation ou révolution, il y aura du bon comme du mauvais. Toute révolution comporte son lot d’opportunités et de dérives. On l’a vu avec l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux : un formidable outil de partage du savoir, mais aussi un vecteur de pornographie et de contenus violents.

En musique, avant de parler d’IA, il y a eu la technique du « sampling » (utilisation d’échantillons ou de boucles), qui existe depuis longtemps.

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, comme pour les emplois. La révolution industrielle a supprimé des emplois sur les chaînes de montage, mais elle a aussi rendu l’automobile accessible au plus grand nombre. Il est certain que beaucoup d’emplois ont cessé et cesseront d’exister, comme les titreurs, qui faisaient les journaux. De toute façon, même les journaux papier disparaissent!

CAT : Et ceux qui ont mené leur transition numérique se sont faits couper l’herbe sous le pied, en raison de la Loi c-18. Résultat des courses, ils sont bannis des plateformes de Meta! Mais c’est un autre débat…

L’IA générative se limite à sa base de données et à la programmation de ses algorithmes, tandis que l’esprit humain ne s’embarrasse pas de ces contraintes pour trouver l’inspiration. Est-ce que les capacités créatives des algorithmes sont vraiment comparables à celles de l’être humain?

CL : Tout dépend du degré d’intervention humaine. Plus un prompt est précis et contextuel, plus le résultat dégagera une forme d’originalité. Lorsqu’on formule une requête pour engendrer, disons, le texte d’une série, il faut imposer à l’IA des informations détaillées quant à son contexte, comme l’élément déclencheur que l’on a imaginé, afin d’en personnaliser le produit davantage.

En ce qui concerne le monde de la production que je représente, étant donné que nous produisons des contenus de fiction, il y a la possibilité de synthétiser la voix des acteurs, de les cloner, et de faire parler leur double en anglais, italien ou français, ouvrant beaucoup de marchés en lien avec la synchronisation des lèvres et du doublage.

CAT : Pour l’avoir testé, je sais que cette technique est de plus en plus démocratisée, et que n’importe qui peut maintenant générer le doublage de voix originales qui jouent dans une vidéo, en utilisant simplement un logiciel très accessible et populaire, comme Filmora Wondershare. Et toi, Charles, as-tu un jumeau numérique?

CL : Involontairement… Disons que des fraudeurs usurpent mon identité pour faire croire que j’ai été arrêté à Vancouver et demandent une rançon, lorsqu’ils n’essaient pas d’inciter les gens à investir dans de la cryptomonnaie en utilisant mon image…

Mais en ce qui concerne les interprètes, je crois qu’ils auront toujours leur place dans le paysage culturel, car on aura besoin de ressentir de vraies émotions. Là où il y a un avantage, c’est peut-être dans la mondialisation que l’IA pourrait amener, en prenant en charge la traduction, permettant ainsi de vendre des séries à des diffuseurs issus de territoires où elles n’auraient pu être offertes autrement. C’est un potentiel immense pour la distribution internationale.

Et à travers tout ça, peut-on envisager que les voix synthétisées de Sophie Prégent et Isabel Richer puissent générer pour elles des redevances, même lorsque utilisées en espagnol, ou en français dans un autre accent, par exemple (un peu à l’image de la musique)? Cette année, l’acteur Adrien Brody a reçu une nomination controversée aux Oscars pour sa performance dans The Brutalist, où l’IA le fait prononcer quelques phrases dans un parfait accent hongrois. Tout se discute, lorsqu’on sait que les dinosaures générés dans les films n’existent pas, et que les acteurs font semblant de crier devant des écrans verts… Ce genre de technique reste à parfaire, mais devrait se répandre très vite, à en juger par la vitesse à laquelle vont les choses.

À part cela, l’une des questions qui ont émergé des échanges aujourd’hui, et qui m’ont marqué, c’est celle à savoir qui va développer les projets d’IA, s’il n’y a finalement pas d’argent à faire en bout de ligne?

CAT : En effet! Car ces modèles étant désormais accessibles et offerts en « open source » (libre accès) partout dans le monde, ils perdent en valeur. Et quand on sait qu’ils ont en partie été développés ici, à Montréal, grâce au savoir-faire de nos chercheurs et aux investissements nationaux, on est en droit de se demander quand est-ce qu’on en récoltera le fruit.

CL : C’est un très bon point. Le fait que nous soyons une plaque tournante de l’IA, comme pour la production de l’électricité, mais que nous ne parvenions pas à rentabiliser nos investissements de manière optimale, est vraiment dommage. Une réalité qui trouve son homologue dans le marché de la télévision, puisque, pendant des années et des années, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a décidé de ne s’occuper que de la télévision conventionnelle, et de ne pas encadrer celle des services numériques/Web. Résultat? On a laissé le train passer.

« (…) ceux qui pensent que le contenu passe avant la technologie se trompent complètement ; c’est la technologie qui passe avant le contenu (…) »

– Charles Lafortune

Et c’est aussi pour éviter ce genre de décalage que je suis là aujourd’hui. Pour dire que ceux qui pensent que le contenu passe avant la technologie se trompent complètement ; c’est la technologie qui passe avant le contenu. Sans technologie pour amener le contenu, ce dernier ne se rend nulle part.

Et au-delà de la culture, il y a des avancées majeures à espérer, notamment en santé. Comme père d’un jeune homme autiste non verbal, je rêve d’une IA qui lui permette de mieux communiquer, qui puisse l’accompagner et l’aider à verbaliser ce qu’il souhaite exprimer, tout en repoussant les limites. Avec la Fondation Autiste & majeur, nous collaborons avec l’Université du Québec à Trois-Rivières pour explorer les capteurs biométriques et accessoires intelligents, le tout dans l’objectif d’éventuellement prévoir les phases de désorganisation chez les personnes autistes, et d’identifier des marqueurs ou signes précurseurs, qui pourraient améliorer leurs conditions et leur bien-être.

Comme quoi, l’IA offre aussi de belles opportunités, en santé comme en culture!

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